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IRREVERSIBLE: LA MORALE DANS TOUT CA ?
Presque un an après la polémique cannoise, il est bon de revenir sur le film de Gaspar Noé avec un regard apaisé et
impartial. Si l'auteur de ces quelques lignes a trouvé l'œuvre renversante, même si imparfaite, tout comme la
majorité des rédacteurs de FilmDeCulte, l'intérêt n'est pas de refaire ici l'apologie du film. Réfléchir sur ses
différents aspects, qualités et défauts, mérites et égarements, sera donc la discipline première.
HURLEMENTS
Irréversible alimente encore aujourd'hui, à l'heure de sa sortie en DVD, bon nombre de dissensions au sein
des cercles cinéphilique, familial et amical. Si certains critiquent l'absence totale de scénario, invoquant la
gratuité des scènes de violence, d'autres s'empressent de corriger la méprise en glorifiant l'étonnante improvisation
de l'ensemble, et la virtuosité de la mise en scène. Mais pour tous, une interrogation demeure: quelles étaient les
intentions réelles du réalisateur? Beaucoup ont fait la sourde oreille à la sortie du film, le rejetant dès la
lecture du pitch ou la découverte de la polémique, s'empêchant par là même de juger sur pièce, avec son propre esprit
critique. Le fait est qu'Irréversible est objectivement une œuvre discutable, sur le plan de la morale autant
que sur son intérêt cinématographique, alors pourquoi s'enfermer dans une opinion immuable par avance? Ce qui a
rebuté le plus grand nombre, c'est avant tout la combine plus ou moins exploitée par l'équipe du film, de mettre en
avant l'argument du "payer pour juger". L'objectif est simple, tout le monde paiera ses 8 € pour aller voir de quoi
il retourne. Bien sûr, ils n'ont pas provoqué le scandale, la presse leur ayant bien largement emboîté le pas. C'est
d'ailleurs le plus consternant dans cette affaire, cette volonté des magazines de faire systématiquement vendre le
papier à n'importe quel prix, au détriment d'une œuvre cinématographique singulière, et donc méritante. En témoignent
les consternantes couvertures de l'époque, affichant sans complexe une Monica Bellucci éblouissante de beauté, et
hors contexte du film très séduisante, avec la mention putassière "elle a été violée" au-dessous, ou à peu de choses
près. Le plus déroutant pour les spectateurs hésitants, aura très certainement été de lire Noé lui-même se féliciter
en interview du battage médiatique autour de son film, éveillant l'intérêt de curieux potentiels. Noé, il faut le
savoir, est un doux provocateur. Cela peut parfois plaire, mais cela scandalise le plus souvent. Une attitude qui
flatte les admirateurs autant qu'elle refroidit les détracteurs. Ce qui n'est pas pour faciliter le dialogue autour
du film, bien au contraire.
ETIOLEMENT DU RECIT
Avant les scènes polémiques, il y a tout d'abord un parti pris audacieux d'inversement chronologique de l'histoire,
auquel il faut adhérer, ou qu'il faut tout du moins supporter. Certains ont comparé Irréversible au
Memento de Christopher Nolan, sans même se poser la question de la légitimité du procédé. Si cet enchaînement
dégressif des séquences est problématique pour beaucoup, voire dérangeant, c'est parce qu'il n'est pas naturel, et
qu'il attaque le métrage avec ce qu'il a de plus violent. L'univers cauchemardesque de la première demi-heure est un
parti pris audacieux, risquant une mauvaise compréhension du spectateur autant qu'un rejet total de l'ensemble. Noé a
pour philosophie que le spectateur, en payant sa place de cinéma, accepte de fait d'être immergé dans le monde du
réalisateur, qu'il soit lumineux ou terrifiant. En entrant dans la salle de projection, il fait un choix qui ne lui
est pas offert dans son salon, où la télévision lui déverse quotidiennement, sans prévenir, et sans son accord, des
centaines d'images plus choquantes les unes que les autres. Lorsque dans la vie de tous les jours, on apprend que
telle personne a été assassinée, ou que telle autre a été violée, on se dit "c'est horrible" sans pour autant
ressentir une résonance émotionnelle ou intime. C'est le phénomène dit de banalisation, bien connu de tous. En
revanche, lorsque l'on lit un témoignage détaillé d'une personne clairement identifiée, on commence à peine à
réaliser la violence de l'acte, et tout ce qui a été brisé en amont. C'est précisément cet effort qu'accomplit Gaspar
Noé dans son film. Il présente les conséquences d'un banal fait divers de manière crue et réaliste, pour libérer au
final une empathie salvatrice, grâce au procédé de défilement inversé. Il parvient ainsi à débanaliser ce qui
n'aurait été autrement qu'un entrefilet dans un journal. Lorsque Pierre, le personnage incarné par Albert Dupontel,
pulvérise le visage d'un homme à coups d'extincteur, pour le spectateur, il s'agit d'une violence gratuite car
totalement démunie de toute justification rationnelle ou émotionnelle. L'acte est alors montré comme un crime odieux,
un meurtre barbare d'une grande sauvagerie. Le danger, dans une dramaturgie à la chronologie respectée, aurait été de
trouver dans ce crime une certaine légitimité de la violence par la vengeance, la loi du talion. Un premier écueil
que Noé évite avec brio. Puis vient, un peu plus tard, l'horrible moment de vérité que beaucoup n'ont pas compris à
l'époque, ou n'ont pas pris la peine de comprendre, et qui finit de briser ce bien-fondé de la vengeance personnelle:
l'homme assassiné par Pierre n'est pas le violeur d'Alex. Dans leur folie aveuglante, ils ont massacré un innocent,
et ont gâché leur vie. Plutôt que de rester au chevet d'Alex et de veiller sur elle, ils ont préféré écouter leur
instinct, et se sont retrouvés foudroyés. Cet élément, plus qu'essentiel à la bonne compréhension du film, enlève
toute équivoque vis à vis de l'hypothétique message. Dans le cinéma de Noé, la violence est décriée, et non
prescrite, comme cela a trop souvent été écrit.
ETRE ET AVOIR
Les victimes de viol vous le diront, il est préférable de préciser "avoir été violée" plutôt que "s'être faite
violer", question de conscience plutôt que de syntaxe, car la seconde expression évoque une participation
involontaire, une passivité de la victime dans l'acte en lui-même, ce qui est en contradiction avec la définition
même du viol. Un détail pensez-vous? Sûrement pas. Ces petits détails comptent tout autant que le reste, et c'est
précisément dans le détail que Noé commet des impairs involontaires. Comme les ligues féministes n'ont pas tardé à
le faire remarquer, le film manque cruellement de femmes. Mis à part Bellucci bien sûr, et encore, puisque celle-ci
est d'entrée de jeu réduite au silence et à la soumission, Marcus et Pierre ne croisent le chemin que de viles
tentatrices dans une soirée de bourgeois encanaillés, ou d'un transsexuel qui n'hésitera d'ailleurs pas à exhiber
son attribut masculin, histoire d'égailler un peu plus la soirée de nos deux héros. Il est effectivement troublant
de remarquer que la femme n'existe pratiquement pas dans la première moitié du film, en tous cas pas sous un reflet
de féminité. Noé, sans s'en rendre compte, fait preuve d'un machisme à toute épreuve, en envoyant deux hommes en
pourchasser un autre, pour laver leur honneur bafoué. De manière caricaturale, on retrouve dans Irréversible
le schéma paternaliste du mâle qui se fait justice lui-même, réduisant la femme à un objet. Un western urbain où
seuls les hommes agissent, en bien ou en mal, et où la femme appartient corps et bien aux hommes qui l'ont possédée
(l'un est son petit ami et l'autre son ex-petit ami…). Si tout cela est certes indéniable, ce qui a échappé aux
féministes, en revanche, c'est qu'il s'agissait là précisément de l'ambition première de Gaspar Noé: dépeindre cet
état animal, profondément ancré en chacun de nous. Mais comme bien souvent au cinéma, le spectateur interprète, à
tort, l'intention des personnages comme l'intention du metteur en scène. Et dans ce cas précis, ça ne pardonne pas.
Noé est automatiquement taxé de sexiste, d'homophobe, et même par certains médias de raciste. Rien de bien surprenant
en somme, d'autant plus qu'il commence à en prendre l'habitude, à force de croquer le portrait de trublions du
système, comme avant cela son boucher de Carne et Seul contre tous.
BAPTEME DU SANG
Là où le film s'avère contestable, c'est durant la scène de viol. Une scène longue de dix minutes, en plan fixe, en
position de voyeurisme et d'impuissance. Dix minutes qui invitent à témoigner de l'insoutenable, à certifier du
réalisme, dans un cadre pourtant hautement surréaliste, avec ce couloir claustrophobique baigné d'un rouge acéré.
Une esthétique effrayante pour les uns, grotesque pour les autres. Scène gratuite? Pas si évident. Bien sûr, on
pourrait interdire purement et simplement les scènes de viol dans les films, mais le viol ne fait-il pas partie de
la vie? N'a-t-il pas sa place dans la fiction, au même titre que le meurtre? Bien évidemment. Le problème est que le
viol est ici présenté sous sa forme la plus stéréotypée. Il se passe la nuit, dans un tunnel, il est perpétré par un
inconnu d'origine étrangère, qui se drogue, qui va régulièrement dans une boîte sado-masochiste, et qui, comme si
cela ne suffisait pas, accompagne son crime de brutalités. La femme est quant à elle très belle (Bellucci, véritable
icône de la beauté moderne), habillée en petite robe très sexy, et tous les hommes de son entourage ont tenté de la
raccompagner, mais bien sûr, elle a refusé. Pour info, 80% des victimes sont agressées par quelqu'un de leur
entourage (famille, travail, amis etc.), l'acte est à chaque fois prémédité (et non occasionné par une rencontre
fortuite dans un tunnel rouge), la violence physique n'accompagne pas forcément le viol, et l'allure vestimentaire
de la victime n'en est jamais l'élément déclencheur. Au final, que reste-t-il du réalisme tant espéré par Noé? Pas
grand chose. Si peu que l'on en vient à se demander si le film ne risque pas finalement de banaliser le viol, et
d'ancrer encore un peu plus profondément dans les esprits les stéréotypes du violeur de la rue, celui qui attaque
par surprise et vous menace d'une arme blanche. Car enfin, il est très difficile de ne pas être dégoûté par une
scène comme celle-là, lorsqu'elle est montrée aussi crûment que dans Irréversible. Il n'y a finalement aucun exploit
à élever le cliché sur un étendard, sous couvert de réalisme qui plus est. Alors, et sans pour autant contester
l'utilité de ces scènes explicites, peut-on réellement considérer qu'elles soient faites pour dénoncer? Car qu'en
est-il du viol qui représente les 80%? Celui qui apparaît plus "soft", le viol banal qui pour certains (beaucoup),
n'en est pas vraiment un, où la victime est un peu plus résignée, sans grands cris. Celui-ci n'est pas vraiment
dénoncé, pas vraiment dégoûtant, est-ce que les mêmes hommes détourneraient le regard alors?
SCENES DE CRIME
Pour se rendre compte de l'effet persistant de ces clichés sur notre imaginaire collectif, pensez à tous ces films
américains où le médecin légiste fait l'autopsie d'une jeune femme assassinée. Il en conclut deux choses: elle a eu
des relations sexuelles juste avant son assassinat, mais il ne s'agissait pas d'un viol. Pourquoi? Parce qu'il n'y
avait pas de traces de violences sur son corps, elle n'avait pas été forcée. Ainsi, un viol est aujourd'hui encore
considéré comme étant forcément un viol avec violence (aux oubliettes les incestes, les viols sous menace d'une arme,
la pilule du violeur…). Voir ce juge canadien qui avait condamné à des peines très légères trois violeurs qui avaient
séquestré et violé une fille pendant des jours et des jours. Mais comme elle ne portait pas de traces de violence
(elle s'était laissé faire pour qu'ils ne la tabassent pas ou ne la tuent pas), il les avait condamné à deux années
de prison, alors que rien que la séquestration leur en valait dix. Irréversible, finalement, perpétue cette
idée qu'un viol, c'est une fille en mini-jupe violée dans un parking par des inconnus. Où est l'intérêt? Si des
hommes n'avaient pas encore pris conscience que cette forme de viol est horrible, que va-t-il falloir tourner comme
scène pour les convaincre qu'une tournante, par exemple, est un viol collectif tout aussi horrible? Quant à la durée,
parlons-en. Les opposants au film précisaient que si Noé avait véritablement voulu dénoncer le viol, il n'aurait pas
monté une scène aussi longue et insistante. Effectivement, quelques secondes suffisent pour raconter l'histoire et
provoquer le dégoût. Au-delà vient l'habitude, puis une forme d'esthétisme inévitable. Surtout que mis à part la
performance des comédiens, la durée de la scène n'a que peu de sens, si ce n'est celui de battre le triste record
du viol le plus long du cinéma. Si un viol est une histoire de minutes, il peut également être une histoire de
secondes aussi bien que d'heures, voire de jours ou d'années. Tenter de s'approcher d'une moyenne par le biais du
plan-séquence relève plus de la naïveté qu'autre chose. Pourtant, la scène reste pudique, filmée sans artifice, un
plan-séquence qui finit même par dilater le temps, jusqu'à le rendre interminable, lui offrant un soupçon de
pérennité malsaine. Efficace. Après tout, le film n'est pas un documentaire, Noé n'a pas à être exhaustif, sous
prétexte que son traitement est réaliste. Il n'a pas à rendre compte d'une vérité, ni à devenir le garant de la
parfaite représentation du viol au cinéma. Il est libre d'exploiter l'élément dramatique comme bon lui semble, de
se l'approprier, et même s'il le souhaite d'en valider les stéréotypes, afin d'accentuer cette idée de cauchemar
qui parcourt son film.
LE TEMPS DETRUIT TOUT
En définitive, le compromis parfait pour une scène de viol réaliste serait une femme "banale", c'est à dire pas plus
"aguichante" ou sexy qu'une autre (pour insister sur le fait que toutes les femmes sont des victimes potentielles),
en tout cas pas Monica Belluci en petit robe, mais une anonyme parmi d'autres, violée chez elle, par son voisin de
palier ou un proche, par violence physique ou par pression psychologique, le tout dans une scène filmée en plan fixe,
avec une actrice au jeu exceptionnel, sur un visage apparemment résigné (ce qui tendrait à prouver par l'image que
même si la femme ne se débat pas ou ne subit pas de coups pour la contraindre, il y a quand même viol), et ce pendant
les quelques interminables minutes que prend la destruction d'une personne. Cette scène, insoutenable par définition,
suffirait-elle à dénoncer le viol? Possible. En attendant, inutile de courir après la performance, l'Oscar de la
meilleur scène de viol n'existe pas encore, et c'est tant mieux. De plus, le film de Noé, tout remuant qu'il soit,
a semble-t-il été piètrement efficace lors de sa sortie auprès d'un certain public. Quelques uns ont trouvé le moyen
de ne retenir que la nudité de Monica Bellucci. On retrouve par exemple certaines photos ou captures du film sur des
sites pornographiques, on peut lire ici et là sur le net des réflexions du genre "ça doit être le pied de baiser
Bellucci"… Sans doute confondent-ils l'actrice et son personnage, peut-être se disent-ils qu'elle le méritait vu
son allure vestimentaire, peut-être même sont-ils confortés dans l'idée qu'ils se font de la femme-objet… d'où le
danger de manipuler les clichés et d'engager des acteurs-vedettes. Aucun film ne peut faire l'unanimité, bien sûr, et
Irréversible en est le meilleur exemple. Mais il serait stupide de réduire le film à un bout de pellicule tout
juste bon à faire bander deux ou trois pervers. Il reste une aventure extraordinaire aux tréfonds de l'être humain,
tout comme Seul contre tous l'était avant lui.